Alain Berset a proposé un relèvement à 65 ans de l’âge de la retraite des femmes et un abaissement du taux de conversion des caisses de prévoyance. Jean-Daniel Delley estime qu’il faut rééquilibrer le système en faveur de l’AVS, qui verse des montants ne correspondant pas au mandat constitutionnel. David Pittet lui répond que le système actuel est «globalement efficace».

dans Plaidoyer – 22.1.2013

Plaidoyer: Les objectifs fixés à l’AVS par la constitution fédérale -soit couvrir les besoins vitaux grâce à l’assurance-vieillesse et «maintenir de manière appropriée son niveau de vie antérieur»- sont irréalistes vu le niveau actuel des rentes (entre 1170 et 2340 fr. en 2013) et le coût de la vie en Suisse. Certains retraités ne touchant que l’AVS, dont notamment lesveuves de petits indépendants, doivent vivre à la limite de la pauvreté et économiser chaque sou. N’est-il pas temps de réformer ce système en améliorant ce premier pilier de manière significative?

David Pittet: C’est le problème de la cigale et de la fourmi! Le fait den’avoir droit qu’à la seule rente AVS à la retraite relève de choix réalisés à un moment de la vie, comme d’avoir été indépendant sans cotiser au deuxième pilier, ou d’être parti à l’étranger, ou d’avoir travaillé à temps très partiel, ou encore d’avoir retiré son deuxième pilier pour acquérir un logement. Grâce au système des trois piliers prévus par la Constitution fédérale, on est parvenu en moins de deux cent ans (les premières caisses de pension du secteur public en Suisse datent des années 1820) à quasiment éradiquer le paupérisme des retraités dans notre pays. Ce système s’est bâti par briques successives, il possède un équilibre intrinsèque et peut être qualifié aujourd’hui de globalement efficace, car il a atteint ses buts. Ce fait est remarqué sur le plan international. Il remplit donc les fonctions pour lesquelles il a été dessiné, à de rares exceptions près (par exemple, les indépendants possédant leur propre logement et n’ayant donc pas droit aux prestations complémentaires AVS/AI), qu’il ne faut certes pas négliger, mais on ne peut pas construire un système social sur la base de rares exceptions qui «se trouvent dépourvues quand l’hiver est venu…». On ne peut tout de même pas bâtir une politique sociale pour les possesseurs d’immeubles!

Jean-Daniel Delley: Le système des trois piliers s’est certes construit petit à petit et c’est un bricolage qui est une spécificité helvétique, mais je suis favorable à un rééquilibrage au profit du premier pilier, car les montants de la rente AVS, aujourd’hui encore, ne correspondent pas au mandat constitutionnel de couverture des besoins vitaux. Si l’on examine le montant des rentes AVS prévu par le projet NAVOS (Nachhaltige Altersvorsorge Schweiz – projet présenté par les économistes zurichois Ernst A. Brugger et René L. Frey, Verlag NZZ ndlr.)…

David Pittet: Attention! Vous citez un projet de réforme d’origine néo-libérale, qui, outre l’aspect de l’AVS, met en avant un système de retraite individualisé…

Jean-Daniel Delley: Je n’ai pas d’a priori. Ce projet de réforme prévoit une rente AVS allant de 24’000 à 30’000 fr. par an, soit au moins 2000 fr. par mois. Avec l’accumulation de l’épargne prévue actuellement par le deuxième pilier, nous ne sommes pas loin d’aboutir à une bulle spéculative car le magot de la LPP ne cesse de croître. D’énormes fortunes sont amassées au nom du deuxième pilier (on parle d’un peu plus de 600 milliards)…

David Pittet: Vous pouvez même articuler le chiffre de 700 à 800 milliards!

Jean-Daniel Delley: Avec l’augmentation fascinante du nombre d’emplois que connaît la Suisse actuellement, alors que certains de nos voisins européens tirent le diable par la queue, ce magot continue de croître car on ne sait plus où le placer, les obligations d’Etat ne rapportant plus rien. On le capitalise alors dans l’épargne, les actions ou l’immobilier. Il faudrait réduire la part du deuxième pilier pour faire place à une vraie rente AVS couvrant les besoins.

David Pittet: Sur le fond, faire que l’AVS remplisse le mandat constitutionnel, pourquoi pas? Il va de soi que si l’on se sent proche de l’idéal anticapitaliste, on a peine à défendre le deuxième pilier! Je ne me prononcerai pas ici sur l’épargne individuelle, soit le troisième pilier. Il faut bien voir que l’AVS est un système extrêmement solidaire, puisque chaque personne résidant ou travaillant en Suisse est assurée et peut ainsi bénéficier de ses prestations, certes plafonnées à un niveau relativement bas, alors que son financement porte sur l’ensemble des revenus de chacun, sans limites vers le haut. Ce système fonctionne et n’est pas remis en question. Faut-il vouloir trop l’étendre et risquer ainsi de remettre en question cette solidarité? Passer la rente AVS simple de 2000fr. environ à 4000fr. aurait des coûts très importants. Je crains que bouger de manière importante une brique fondamentale de l’édifice ne fragilise l’ensemble du système.

Plaidoyer: La société a connu de profondes modifications au cours des soixante dernières années. Ce seul élément ne plaide-t-il pas en faveur d’une réforme du système des retraites?

David Pittet: Il est vrai que les systèmes sociaux n’ont pas été bâtis pour une société de plus en plus individualiste, mais à la base pour des familles unifiées, où les parents élèvent ensemble leurs enfants et travaillent sans interruption au moins jusqu’à 65 ans. Nous sommes actuellement confrontés à une montagne d’arrêts des tribunaux portant sur le soutien dû au partenaire dans le cadre d’un «couple non-conventionnel »: là encore, pourquoi pas, mais il faut être conscient que ces dépenses supplémentaires finissent par fragiliser le système. Alors augmenter aujourd’hui l’AVS pour, parallèlement, remplacer le 2e pilier par un système de prévoyance individualisé, en suivant les recommandations de la Banque Mondiale (1994) et à la manière du Chili sous le Général Pinochet, me paraît risqué!

Jean-Daniel Delley: Historiquement, il faut relever que les institutions de prévoyance, que vous représentez, ont toujours voulu réduire l’AVS à portion congrue, de manière à disposer de plus de moyens pour leur propre assurance. Je ne suis pas un anticapitaliste primaire et au début des années 1980, Domaine public a milité contre l’initiative du Parti du Travail qui préconisait une rente unique au détriment du 2e pilier. Mais je pense qu’il faut faire attention aux dysfonctionnements de cette assurance car ils peuvent amener une partie de la population à s’en désolidariser. Par exemple, est-il normal que je touche une rente ne correspondant pas à la capitalisation que j’ai faite, mon fils enseignant participant actuellement à la financer?

David Pittet: Je ne vois pas en cela de problème, puisque c’est le système financier choisi par la caisse des fonctionnaires de l’Etat de Genève, qui s’appelle la «capitalisation partielle» et qui est expressément autorisé par la LPP pour les institutions publiques. Le financement partiel de votre rente par la répartition ne pose pas de problème de principe, si l’équilibre financier de la caisse est respecté à long terme…

Jean-Daniel Delley: Sauf si l’on m’a fait des promesses qui ne sont pas financées. Il y a certes eu beaucoup de changements sociologiques en soixante ans, mais j’ai le sentiment que le système du 2e pilier maintient une certaine dépendance à l’entreprise alors que la mobilité des salariés est plus forte, qu’il existe des inégalités importantes entre les prestations offertes par les caisses, que leur gestion est marquée par une certaine opacité. D’autres problèmes sont liés à leur efficacité: va-t-on continuer longtemps à jouer avec 2000 et quelques caisses différentes? Cela pose le problème des coûts de gestion dont vivent près de 30’000 gestionnaires! Sans parler des conflits d’intérêts de la part de gestionnaires qui placent cet argent et sont impliqués dans les entreprises où ces fonds sont injectés…

Plaidoyer: Beaucoup d’argent semble en effet remplir les poches des gestionnaires des caisses, qui en réclament toujours plus au motif que les pensions ne pourront pas être versées aux futurs rentiers. Ne partagez-vous pas ce sentiment, M. Pittet?

David Pittet: Les remarques de M. Delley sont pertinentes, mais je suis personnellement plutôt satisfait qu’il y ait de l’emploi créé par la gestion des caisses de pensions! Historiquement, le grand nombre de caisses est lié en partie au fait qu’une grande partie des coûts était assumée par les employeurs. Par ailleurs, bien sûr que certaines personnes ont gagné de l’argent de manière pas très morale et certaines fortunes se sont faites sur ce dos-là, mais globalement le système a bien fonctionné et des corrections sont en train d’être apportées à ce problème.

Jean-Daniel Delley: Entre trois ou quatre caisses et 2350, il y a peut-être un juste milieu à trouver!

David Pittet: Je pense que la concentration va se poursuivre naturellement et que l’on devrait voir à terme le nombre de caisses de pensions tomber aux alentours de 1000. Notre vision est de favoriser les caisses de pensions de branche, qui augmentent la pérennité de l’institution et facilitent la mobilité des travailleurs (dans le secteur du bâtiment, par exemple, cela fonctionne de manière exemplaire). Le problème est que le 2e pilier a vécu durant quinze ans un «âge d’or» avec des rendements très importants qui ont peut-être contribué à masquer certains problèmes de fond. Maintenant, alors que la marée s’est retirée, on voit que certaines caisses sont en effet «un peu nues»…

Plaidoyer: Venons-en au projet du conseiller fédéral socialiste Alain Berset. Trouvez-vous normal d’augmenter à 65 ans l’âge de la retraite des femmes, alors que celles-ci assument encore en majorité le travail à la maison et avec les enfants, sans être aucunement dédommagée pour cette fatigue qui s’ajoute à celle de leur travail professionnel, pour leurs bas salaires dus au temps partiel et pour les rentes LPP réduites qui en découlent?

David Pittet: Les femmes vivent en moyenne cinq à six ans de plus que les hommes, malgré la double charge que vous mentionnez. Et nous connaissons un problème de rapport de dépendance de la population retraitée envers la population active. Ce rapport ne peut être réglé qu’en prenant compte la différence de la durée de vie entre hommes et femmes. C’est un ratio amené à évoluer: si l’espérance de vie est de 80 ans, la retraite doit être fixée à 65 ans; si l’espérance de vie passe à 85 ans, il faut logiquement adapter l’âge où l’on cesse de travailler, car la hausse de la durée de vie a été massive! J’ajouterais que tant au niveau de l’AVS, avec les rentes de veuves et la bonification pour tâches éducatives, qu’à celui du 2e pilier qui connaît des transferts importants en cas de divorce, le côté redistributif des assurances sociales est en général favorable aux femmes, et c’est très bien ainsi.

Jean-Daniel Delley: Il faudrait mieux prendre en compte la durée des cotisations qu’on ne le fait actuellement et apporter plus de flexibilité au système. Aux Etats- Unis, si vous avez la santé à 70 ans, vous pouvez continuer à travailler. Ici, si quelqu’un a commencé à travailler à 16 ans, il n’est pas normal de ne pas en tenir compte en fixant son droit à la retraite.

Plaidoyer: Comment jugez-vous plus globalement les grandes lignes du projet du Conseil fédéral?

Jean-Daniel Delley: Le positifdans ce projet est d’avoir une vision générale et de ne plus se borner à dire qu’il faut abaisser le taux de conversion. Pédagogiquement, cette approche était très mauvaise car les gens pensent immédiatement qu’on s’en prend à leurs retraites. On peut, avec ces différentes propositions (âge de la retraite des femmeIs, taux de conversion, flexibilisation de l’âge de la retraite), ficeler des paquets qui assureront un certain équilibre global…

David Pittet: Je suis d’accord avec vous sur ce point: au niveau politique, cette approche offre une vision pour le futur. J’apprécie la volonté d’Alain Berset d’approcher le problème de manière global et ses orientations courageuses, vis-à-vis de son parti, s’agissant de l’âge de la retraite.

Propos recueillis par Sylvie Fischer

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